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Les bourrasques poussaient le Nhiahar vers le sud-est, vers le Kislovan. La mer était presque noire. Les rouleaux qui secouaient le navire étaient blancs d’écume.

Zap 210 s’approcha de Reith, debout à l’avant. C’était le matin et le vent soufflait en rafales. Tous deux restèrent quelque temps à contempler la houle que 4269 de La Carène grêlait d’un poudroiement d’or.

— Qu’est-ce qui nous attend ? demanda la jeune fille.

Reith secoua la tête.

— Je voudrais bien le savoir.

— Mais tu es soucieux. Est-ce que tu as peur ?

— Oui, j’ai peur d’un homme nommé Aïla Woudiver. Je ne sais s’il est vivant ou s’il est mort.

— Qui est donc ce Woudiver qui t’effraye tellement ?

— C’est un homme de Sivishe… un homme dangereux. En principe, il devrait être mort. J’ai été enlevé et tout s’est passé dans un rêve. Dans ce rêve, j’ai vu Aïla Woudiver tomber, le crâne fracassé.

— Alors, pourquoi te tracasser ?

Tôt ou tard, il faudrait qu’il s’explique. Et c’était peut-être le moment.

— Te rappelles-tu la nuit où je t’ai parlé des autres mondes au milieu des étoiles ?

— Je me rappelle.

— L’un de ces mondes s’appelle la Terre. À Sivishe, j’ai construit un vaisseau spatial avec l’aide d’Aïla Woudiver. Je veux repartir pour la Terre.

Zap 210 laissa son regard errer sur les flots.

— Pourquoi ?

— C’est là où je suis né. La Terre est ma patrie.

— Oh ! fit-elle d’une voix atone.

Une quinzaine de secondes plus tard, elle décocha à Reith un regard en coulisse et le Terrien lui demanda tristement :

— Tu te demandes si je suis fou ?

— C’est une question que je me suis souvent posée. Très, très souvent.

— Ah bon ?

Reith n’en revenait pas, bien que ce fût lui qui ait mis la conversation sur ce terrain.

Zap 210 eut une grimace mélancolique, la grimace qui était son sourire.

— Songe à tout ce que tu as fait… dans les Abris, dans le bosquet des Khors, à Urmank avec les anguilles.

— C’étaient des actes de désespoir, les actes d’un Terrien affolé.

— Si tu es un Terrien, que fais-tu ici, sur Tschaï ?

— Mon astronef s’est écrasé dans les steppes du Kotan. À Sivishe j’en ai construit un autre.

— Humpf… La Terre est-elle un tel paradis ?

— Les gens de la Terre ne savent rien de Tschaï. Et il faut à tout prix qu’ils sachent.

— Pourquoi ?

— Pour une foule de raisons. Je vais te dire la plus importante : les Dirdir ont jadis lancé un raid sur la Terre. Ils pourraient décider de recommencer.

De nouveau, elle lui jeta un regard furtif.

— Tu as des amis sur la Terre ?

— Naturellement.

— Tu y habitais dans une maison ?

— Oui, en un sens.

— Avec une femme ? Et des enfants ?

— Je n’ai ni femme ni enfants. Toute ma vie, j’ai été un navigateur spatial.

— Et après ton retour… que feras-tu ?

— Pour le moment, je ne vois pas au delà de Sivishe.

— Est-ce que tu m’emmèneras avec toi ?

Il la prit par la taille.

— Oui. Je t’emmènerai avec moi.

Zap 210 poussa un soupir heureux et désigna quelque chose du doigt.

— Là-bas… derrière le reflet du soleil… Il y a une île.

Cette île, un haut rocher escarpé de basalte noir et nu, était le premier de la myriade d’îlots qui ponctuaient la mer. Cette zone était peuplée d’une étrange faune qui ne ressemblait à rien de ce que Reith avait déjà vu par le passé. C’étaient des créatures munies de quatre ailes trépidantes surmontant un nœud de tentacules roses et oscillants entourant un tube central qui s’achevait par un œil protubérant. Elles se laissaient dériver et plongeaient brusquement pour s’emparer d’animalcules aquatiques qui frétillaient. Quelques-unes s’approchèrent du Nhiahar, pris de panique, les matelots se débandèrent et allèrent se réfugier dans le poste d’équipage.

Le capitaine, qui était venu sur la plage avant, émit un grognement écœuré.

— Ils croient que ce sont les tripes et les yeux des marins péris en mer. Nous sommes dans le Chenal de la Mort et ces rochers s’appellent les Dents du Charnier.

— Comment fait-on pour piloter de nuit ?

— Je n’en sais rien : je n’ai jamais essayé. C’est suffisamment dangereux en plein jour. Des centaines de crânes et des piles d’ossements entourent chacun de ces îlots. Avez-vous remarqué cette terre à l’avant ? C’est le Kislovan ! Demain, nous toucherons Kazaïn.

Avec l’approche du soir, les nuages s’amassèrent dans le ciel et le vent se mit à mugir. Le capitaine se mit à l’abri d’un des gros et sombres récifs dont il s’approcha au plus près. Quand la coque du navire effleura presque la roche noire et humide, il jeta l’ancre. Désormais, le Nhiahar était relativement en sécurité. Le vent glapissait et soufflait en rafales. De hautes vagues se brisaient sur la falaise, crachant leur écume. La mer se creusait tumultueusement, ballottant le vaisseau de-ci de-là.

Le calme revint avec la nuit. Longtemps, le souvenir de la bourrasque secoua la mer mais, quand l’aube pointa, les Dents du Charnier se dressaient tels des monuments archaïques sur une mer de verre sombre. La masse continentale se profilait à l’horizon.

Naviguant au moteur entre les récifs, le Nhiahar entra vers midi dans une longue baie étroite, et, en fin de journée, il accosta à Kazaïn.

Deux Hommes-Dirdir qui déambulaient sur le quai s’arrêtèrent pour observer la manœuvre. Ils étaient de haute caste – c’étaient peut-être des Immaculés – jeunes et vaniteux. Leurs nimbes factices, qu’ils portaient de côté, étincelaient. Reith sentit son cœur se serrer en songeant qu’ils étaient peut-être chargés de s’emparer de lui. Il n’avait pas prévu une pareille éventualité et l’effroi le faisait transpirer. Finalement, les deux inquiétants personnages disparurent dans l’enclave dirdir qui se trouvait à l’extrémité de la baie.

Il n’y eut pas de formalités de débarquement. Reith et Zap 210 mirent pied à terre avec leurs bagages et se dirigèrent vers le terminus des chars collectifs sans que personne ne leur demandât quoi que ce fût. Un véhicule à huit roues était en partance. Le Terrien jeta son dévolu sur ce qu’il y avait de plus luxueux : un compartiment équipé de deux hamacs installé au troisième étage et donnant sur la plateforme arrière.

Une heure plus tard, le chariot quittait Kazaïn en cahotant. Tout d’abord la route escalada la chaîne côtière. De là, la vue donnait sur le Chenal de la Mort et sur les Dents du Charnier. Cinq miles plus loin, elle s’enfonça à l’intérieur des terres, traversant des prés, de blanches forêts de pommiers-spectres et, parfois, un petit hameau.

Vers la fin de la journée, on fit halte dans une auberge isolée où un repas fut servi aux quarante-trois passagers. Les voyageurs étaient pour moitié des Gris. Quant aux autres, Reith était incapable de les identifier. Deux d’entre eux pouvaient être originaires des steppes du Kotan et plusieurs autres étaient vraisemblablement des Saschaniens. Deux femmes à la peau jaune, vêtues de robes noires et pailletées, appartenaient selon toute probabilité au peuple des marais vivant sur le littoral septentrional de la Seconde Mer. Les différents groupes s’intéressaient le moins possible aux autres. Après avoir mangé, chacun rentra immédiatement dans son compartiment. Mais Reith savait que cette indifférence était feinte : chaque passager avait jaugé ses compagnons avec une précision dont il était lui-même totalement incapable.

On se remit en route avant l’aube. Les voyageurs faisaient l’ascension du plateau central lorsque le jour pointa. 4269 de La Carène se leva, baignant de lumière une vaste savane ponctuée d’arbres, de massifs de champignons et de plaques d’herbes épineuses.

Le voyage dura encore cinq jours. Mais c’était à peine si Reith s’en rendit compte car sa nervosité allait sans cesse croissant. Dans les Abris, quand il descendait le grand canal souterrain, quand il voguait au large des côtes de la Seconde Mer, à Urmank et même à bord du Nhiahar, il avait eu le comportement calme et patient d’un homme acculé au désespoir. De nouveau, les risques grossissaient. Il aurait voulu que le chariot aille plus vite – et, en même temps, il souhaitait qu’il ralentît l’allure. Il n’osait pas penser à ce qu’il trouverait dans l’entrepôt de la lagune de Sivishe. Zap 210, subissant le contrecoup de la tension qui habitait son compagnon, ou, peut-être, parce qu’elle avait, elle aussi, de sinistres pressentiments, se repliait sur elle-même et n’accordait qu’un médiocre intérêt au paysage.

Le véhicule poursuivit sa route. Il parvint au sommet du plateau, descendit le versant opposé, cahotant entre des blocs de granité érodés, traversa des champs que travaillaient des clans de Gris moroses. On apercevait maintenant des signes de la présence des Dirdir, entre autres une butte hérissée de tours pourpres et écarlates dominant une étroite vallée et ceinturée de falaises abruptes qui servait de terrain d’entraînement pour les chasseurs. Le sixième jour apparut une chaîne de montagnes : les contreforts surplombant Heï et Sivishe. On était pratiquement arrivé à destination. Toute la nuit, le chariot suivit une route poudreuse sous la lueur rose et bleue des lunes.

Et celles-ci se couchèrent. À l’est, le ciel prit la teinte brunâtre du sang caillé. L’aube jaillit en une explosion d’écarlates, d’orangés et de sépias. Les voyageurs distinguèrent le golf d’Ajzan et le fourmillement des bâtiments de Sivishe. Deux heures plus tard, le véhicule s’arrêta à son terminus, près du pont.